Mémorial aux victimes du communisme à Ottawa : politiser l'Histoire ?

7 Mai 2015



En 2008, l'organisme Tribute to Liberty (Hommage à la Liberté) est créé à Ottawa, avec pour projet la construction d'un mémorial aux victimes du communisme. Sept ans après, alors que la construction est imminente, le monument a déjà fait couler beaucoup d'encre dans la capitale. Une multitude de voix s'élève, pour différentes raisons, contre ce projet. Kayla Carman, membre du projet Move The Memorial (Déplacez le mémorial), tente de les rassembler. Elle nous explique pourquoi.


L'architecture du futur mémorial aux victimes du communisme à Ottawa.  Crédit Tribute To Liberty
L'architecture du futur mémorial aux victimes du communisme à Ottawa. Crédit Tribute To Liberty
Tribute to Liberty s'est vu allouer un espace de 5000 mètres carré entre la Cour suprême et le bâtiment Bibliothèque et Archives du Canada, afin d'y construire le monument commémoratif aux victimes du communisme. Si le projet a reçu le soutien du gouvernement, il soulève deux controverses majeures. La première réside dans le principe de sa localisation, trop proche d'un bâtiment censé symboliser l'impartialité de la Justice canadienne. Le second argument s'appuie sur l'idée que le mémorial « diabolise » le communisme. La cohérence de l'opposition réside dans leurs revendications démocratiques. Kayla Carman est membre du mouvement Move The Memorial, qui aspire à une relocalisation du mémorial avant sa construction. Cette initiative a été motivée par le manque de consultation publique dans la décision de construire le monument. Elle se déroule donc sur le terrain désormais favori de l'expression publique : internet. 

Le Journal International : Quand avez-vous décidé de lancer la pétition 

Kayla Carman : Nous avons décidé de lancer la pétition en février 2015, après que des membres de notre campagne, et d'autres personnes, aient été avertis de ne pas poster sur la page Facebook de Tribute to Liberty, ou aient carrément été bloqués. Beaucoup de personnes posaient des questions à l'organisme concernant les détails du processus de sélection et afin de clarifier les revendications de l'organisme, de « représenter les intérêts de 8 millions de Canadiens descendants de personnes ayant vécu dans des pays communistes ». Nos questions sans réponse, et ce manque de transparence et de respect pour l'opinion publique, nous ont poussé à lancer cette pétition sur change.org, et à construire une page Facebook et un compte Twitter de façon à faciliter les discussions avec les individus qui peuvent ainsi collectivement répondre au projet. Ces espaces fournissent des lieux d'expression aux opinions dissidentes afin d'être entendu par l'élite qui va désormais être à l'écoute face aux plus de 3500 signataires de la pétition #movethememorial.

Qui mène le mouvement Move the Memorial, et qu'est-ce qui vous a poussé à vous engager dans ce projet ?

Nous sommes un collectif d'étudiants, qui a réalisé que le public n'est pas d'accord avec le lieu du mémorial, et nous choisissons de ne pas baisser les bras et de ne pas regarder les institutions publiques, les opinions et les projets de long terme se faire écarter.

Pourquoi Tribute to Liberty a lancé ce projet de mémorial ?

Tribute to Liberty est une organisation caritative privée, consacrée à la construction d'un mémorial aux victimes du communisme. Elle se base sur la volonté de se souvenir des épreuves horribles qui ont touché leurs amis et proches, qui ont tragiquement souffert et qui sont morts, dans des Etats communistes. 

Comment l'emplacement du mémorial a-t-il été déterminé ?

En septembre 2009, la Commission de la Capitale nationale (CCN) approuvait la proposition générale pour le monument commémoratif, demandant que le titre du mémorial honore les victimes du « Communisme totalitaire », dans un effort de reconnaître ceux qui ont souffert sous des régimes oppressifs en général. Toutes les parties ont officiellement consenti au changement de nom pour « Monument aux victimes du communisme totalitaire : le Canada, une terre d'accueil ». Cette décision fut avalisée par le gouvernement conservateur en 2010, et au cours du Discours du Trône, le gouvernement s'est engagé à supporter financièrement la construction du mémorial. Après deux ans de consultation, et une longue année d'évaluation par la CCN, le Jardin des territoires et des provinces sur les rues Wellington et Bay a été désigné pour recevoir la construction du mémorial. En mai 2010, les travaux publics ont changé la location du mémorial pour un terrain de 5000 mètres carré entre la Cour suprême du Canada, et Bibliothèque et Archives du Canada – un site réservé pour un bâtiment de la Cour fédérale depuis les années 1990. 

La pétition a pour but de déplacer le mémorial. Y'a t-il des personnes engagées dans votre mouvement qui veulent plus qu'une simple relocalisation ?

Il y a une multitude de raisons d'être opposé au mémorial. Certains ont suggéré que le mémorial était une utilisation inappropriée des fonds publics. D'autres trouvent que placer un mémorial diabolise, à juste titre ou à tort, un système économique particulier plutôt que d'honorer ceux qui ont souffert de la tyrannie, du totalitarisme, ou du gouvernement canadien sous la colonisation. Certains s'opposent au design ou à l'usage du rare espace sur la rue Wellington uniquement pour y construire un bâtiment, alors que d'autres suggèrent que la construction du mémorial est une tentative stratégique du gouvernement afin de gagner du support durant cette année électorale. Notre campagne reconnaît que ces opinions partagent un but commun : relocaliser le mémorial, ou annuler entièrement le projet jusqu'à ce qu'il y ait une consultation représentative. Le processus s'est entouré de secrets, la CCN qui est supposée représenter nos intérêts s'est fait écarter : les gens sont donc frustrés de ne pas être mieux informés et écoutés. 

Stephen Harper a déclaré que les gens ont besoin de se souvenir du passé pour ne pas reproduire les mêmes erreurs. Pensez-vous que l'on ait besoin de ce mémorial, même s'il peut associer une idéologie politique à des régimes politiques particuliers ?

Je crois que les communautés de personnes qui souhaitent ce mémorial ont le droit de commémorer les tragédies ayant affecté leurs amis et leurs familles. Les mémoriaux facilitent le deuil public, qui pour beaucoup fait partie du processus de deuil personnel. Je crois aussi que le processus d'approbation devrait être le même pour tous les mémoriaux et monuments publics, et que le processus de sélection pour ce monument-ci n'a pas suivi les pratiques exemplaires établies par la CCN. Ces institutions ont été faites pour représenter une vision de long terme pour notre ville, et les intérêts publics dans leur ensemble. De plus, l'espace était réservé pour un nouveau bâtiment de la Cour fédérale, et les efforts qui avaient été mis à l'époque dans ce projet particulier sont donc aujourd'hui partis en fumée. 

Pensez-vous que le débat est équilibré entre les "pour" et les "contre" ?

Je pense que l'opposition est forte, mais qu'elle est ignorée. 

Pensez-vous que la population d'Ottawa, et les Canadiens, connaissent l'existence de ce projet ? Et devraient-ils se sentir concernés ?

Je pense qu'il y a beaucoup de choses à penser ces temps-ci. La vie est bien remplie, et c'est une année électorale. Il y a tellement de sujets bourdonnants, que ce soit le communiqué du budget 2016, ou la loi C-51, que c'est difficile de trouver le temps et l'énergie pour s'engager dans un projet. Nous pensons que ce mémorial est quelque chose que nous pouvons changer, grâce à ce contexte. L'opposition est trop forte pour que le gouvernement ignore simplement ses revendications. Un tel acte d'ignorance de l'opinion publique serait un affront au système démocratique dont nous nous enorgueillissons. C'est ironique qu'un mémorial supposé rendre hommage à ceux qui sont morts sous la tyrannie s'impose de façon moralisatrice sans un égard pour l'approbation publique. 

L'Histoire, le communisme et la politique

Le Monument aux victimes du communisme à Washington. Crédit Karen Bleier / AFP
Le Monument aux victimes du communisme à Washington. Crédit Karen Bleier / AFP
Ottawa ne serait pas la première ville à présenter un tel mémorial. En plus des mémoriaux érigés dans les ex-pays soviétiques, George W. Bush a inauguré le Monument aux victimes du Communisme à Washington en 2007. Pourtant, quand le mémorial américain a coûté un peu plus d'un million de dollars, la construction du mémorial ottavien est estimée à 5 millions de dollars. Historiquement, les Etats-Unis n'ont pas été les seuls dans leur « chasse aux communistes » des années 60. Le Canada comptait également ses listes noires de personnes suspectées d'activités « communistes ». Entre 1950 et 1983, le programme PROFUNC, un plan gouvernemental secret, internait illégalement des Canadiens supposés communistes sous le motif de l'urgence. 

Certaines voix de l'opposition critiquent le fait que le mémorial rejette le rôle historique des mouvements communistes canadiens, et l'héritage de répression politique du Canada. De même que dans d'autres pays, c'est au travers de batailles comme la grève de 1937, menée par les mouvements communistes, que les Canadiens ont gagné beaucoup des droits dont ils bénéficient aujourd'hui. Certains avancent que ce narratif simplifié fait partie d'une stratégie de révision de l'Histoire nationale menée par le gouvernement afin de servir des buts politiques contemporains. En 2012, lorsque le gouvernement a changé le nom du Musée des Civilisations pour celui de « Musée canadien de l'histoire », des journaux comme Radio Canada évoquaient déjà le risque d'une utilisation politique de l'Histoire. 

Pour le mémorial, le débat se situe en effet sur un plan politique, avec les principaux supporters ralliés par Stephen Harper et le Parti conservateur, et les opposants rassemblant le Parti libéral, le NPD (nouveau Parti démocrate), le Parti vert, le Parti communiste, ainsi que plusieurs avocats et associations d'architectes. 

Le Canada, terre d'accueil

Selon Tribute to Liberty, et visiblement loin des enjeux politiques, le monument commémoratif national sensibilisera les Canadiens aux horreurs vécues sous le joug communiste et rendra hommage aux plus de 100 millions de personnes qui en ont été victimes. Le monument honorera le rôle du Canada en tant que refuge pour des millions de réfugiés qui ont fui « l'oppression afin de s'établir dans un pays libre et démocratique ».

Malgré cet objectif en apparence louable, les implications politiques et idéologiques ne sont pas à prendre à la légère. Elles justifient les luttes de personnes qui considèrent qu'au moins, ces controverses ne devraient pas se dérouler sur le parvis de la justice canadienne, ni ne devraient mêler les politiciens. Kayla Carman est, à l'image de son mouvement, persévérante. Elle annonce qu'il est prévu « de collecter des signatures jusqu'à ce que le mémorial soit relocalisé ». Move the Memorial prévoit également des manifestations ce printemps et cet été. Ils comptent amplifier leur communication avec les journaux locaux à travers le pays. 

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